#1 PORTRAIT D’INCONNU(E) : SOLANGE, LA COMBATTANTE

Mettre en lumière des personnes inconnues mais inspirantes est l’une des missions d’origine de ce blog ! Pour ce premier « portrait d’inconnu », j’ai décidé de vous parler de Solange, une femme au parcours de vie cahoteux, aux blessures d’enfance à vif, qui s’est engagée dans un combat de longue haleine pour la « fraternité humaine ». L’histoire qui va suivre est belle, mais c’est aussi un récit difficile. Ames sensibles s’abstenir.

La rencontre d’un esprit courageux dans un corps de battante

Je n’ai pas fait la connaissance de Solange dans un contexte ordinaire, loin de là. Je l’ai rencontrée dans une chambre d’hôpital, dans un service de soins palliatifs.

Vous parler de Solange est l’occasion pour moi d’effleurer, pour la première fois sur ce blog, un autre sujet qui me tient particulièrement à cœur, l’accompagnement des personnes en fin de vie.

J’ai mis un an à écrire cet article, car j’estimais qu’un peu d’eau devait couler sous les ponts avant que je ne tienne la promesse que je lui avais faite avant de la quitter : parler de son histoire, du cauchemar de son enfance et de ses conséquences sur sa vie d’adulte.

Ainsi, le 2 mars 2020, j’ai poussé la porte n°156 d’une unité de soins palliatifs strasbourgeoise. Comme lors de chacune de mes interventions de bénévole d’accompagnement en formation, je ne sais rien de la personne qui se trouve dans la chambre dans laquelle j’entre, mise à part peut-être que, si elle se trouve là, c’est que sa santé va mal, très mal.

Je suis là pour faire la conversation, la lecture, pour manger un éclair au chocolat à la cafétéria (je parle de l’avant Covid-19), pour partager calmement des moments simples, pour offrir aux malades hospitalisés quelques heures d’échanges humains qui tournent LE MOINS POSSIBLE autour de la maladie ou des soins.

Ce lundi après-midi-là, j’ai été bousculée, bouleversée par la femme qui occupait la chambre n°156. Je me suis présentée, elle ne m’a pas repoussée (ce qui peut être le cas des gens les plus mal en point ou qui veulent simplement ne voir personne). « Oui, je veux bien discuter avec vous. Prenez place (elle m’indique un fauteuil placé près de la fenêtre). Si vous le voulez bien, j’aimerais d’abord regarder la fin de ce film que j’adore. » Ce film, intitulé « L’Œuvre de Dieu, la part du Diable », de Lasse Hallström avec Charlize Theron et Tobey McGuire est une adaptation du roman The Cider House Rules de John Irving. Il s’agissait de l’histoire d’un orphelinat américain, du début du XXe s., où sont mis au monde des enfants non-désirés et où sont avortées illégalement des femmes désespérées. « Ce sujet me touche profondément ».

À 5 ans, elle démantèle un réseau de traite d’enfant

À l’issue du générique de fin, Solange se tourne vers moi et lâche, d’un coup d’un seul, « vous ne seriez pas écrivain, vous, par hasard ? » Le fait est que oui, en quelque sorte. « Alors, je vais vous raconter mon histoire, pour qu’elle figure quelque part, noir sur blanc ».

Sa détermination était totale. Après avoir soigneusement nettoyé les verres de ses lunettes, elle se lance, commence. « À 4 ans, j’ai été violée par mon père. » Mon sang se glace, bien sûr. « C’est mon premier souvenir d’enfant et, je vous préviens, les autres ne sont pas plus réjouissants ».

Solange est née outre-Rhin, au cœur de l’été, en août 1970. « Maman venait tout juste d’émigrer de Yougoslavie avec rien, absolument rien. » Elles vécurent quelques années avec son père et son petit frère, avant de venir brusquement s’installer en France en 1975. La vraie raison de ce départ soudain ? « Je ne sais pas au juste, je pense que c’était pour le fuir. »

À Strasbourg, la famille vit toujours dans des conditions précaires. « Maman n’avait pas d’argent, pas de métier et deux petits à nourrir. Sa vie était plus difficile encore qu’en Allemagne. » Au mois de juillet, elles se rendent à la Grande Braderie annuelle. « Nous n’étions pas là pour faire des achats. Maman m’a demandé de patienter à proximité d’un stand sur lequel étaient présentés des encensoirs, que j’ai pris pour des lampes magiques comme dans Aladin. » Pendant ce temps, la mère de Solange était en grande conversation avec un homme qui la fixait d’un regard insistant. « Au bout de quelques minutes, j’ai vu maman saisir une liasse de francs. Elle a léché son doigt avant de compter les billets un par un. Cette image m’a hanté toute ma vie. ». Son argent en poche, elle l’a rejoint, l’entraînant vers un passage piéton. « Avant de traverser, il faut regarder à gauche puis à droite. J’ai regardé à gauche et lorsque j’ai tourné la tête vers la droite, elle n’était plus là. » La mère de Solange avait disparu dans la foule des badauds qui profitaient de la Braderie. « Je suis restée plantée là quelques instants, jusqu’à ce qu’une dame, qui sortait d’un café, ne me remarque et se précipite.

— Où est ta maman ?

Je ne lui ai pas répondu, je n’avais confiance en personne.

Est-ce cette dame blonde ta maman ?

— Non. Ma maman a les cheveux bruns, comme moi.

Finalement, cette dame est allée prévenir la police. Solange, déjà intelligente et perspicace, malgré son jeune âge, parvint à dresser un portrait suffisamment détaillé de l’homme qui venait de « l’acheter » pour le faire arrêter. Ainsi, un réseau de trafic d’enfants a été démantelé grâce à une enfant de cinq ans. « C’est ce jour-là qu’est née ma haine de l’injustice et ma confiance en la police ».

En lutte contre l’Injustice

Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, après ces évènements, Solange est retournée vivre auprès de sa mère, peu de temps plus tard. « J’ai toujours voulu retourner chez maman. Sans elle, je n’avais ni foyer ni famille. Je l’aimais. C’était ma mère et elle vivait dans une immense précarité ». Un jour, Solange lui a demandé :

— Pourquoi moi plutôt que mon frère ?

— C’est un garçon, il pourra toujours m’aider à travailler ».

La réponse avait le mérite d’être honnête, même si elle était blessante. L’injustice s’est superposée à la blessure d’abandon qui peut causer une dépendance dangereuse. « Nous avons cohabité en famille plusieurs années. Nous avons connu des moments difficiles, chaotiques, mais nous avons survécu ».

Après une adolescence difficile dans les années 1980, au cours de laquelle elle a « découvert la musique, le rock », à l’âge adulte, Solange prend son indépendance. Travailleuse, elle vit de petits boulots, humblement, mais s’évade en jouant de la guitare basse dans un groupe, sa passion.

Pour tenter de se construire plutôt que de s’autodétruire, à la fin des années 2000, elle choisit encore la passion. Elle s’engage dans la lutte contre les injustices et devient militante du Parti communiste français (PCF) auprès de la section Gautier Heumann. Elle se montre volontaire, exprime ses idées, participe aux débats, tracte au plus près du terrain. Elle sera même présente sur la liste de sa section aux élections municipales de sa ville en 2014 et 2018. Elle rejoint les bénévoles des Petits Frères des Pauvres et donne de son temps pour rompre l’isolement des personnes âgées.

Solange, toujours prête à aider, lors d’une journée de tractage pour sa section.

© Section PCF Gautier Heumann

Ouverte sur le monde et les gens, malgré les épreuves, Solange tente d’éloigner ses démons en menant une vie de femme d’action qui ne se contente pas de déplorer l’injustice mais agit pour lui faire perdre du terrain.

« Ensemble, nous sommes une force », l’adage de sa section PCF est une idée en laquelle Solange croit de tout son cœur.

Si cette vie de lutte l’a passionné, au fond d’elle, elle a toujours été sujette à la dépression.

Lorsque le passé ressurgit

Tandis que sa vie se stabilisait, qu’elle en était satisfaite, ses traumatismes d’enfance ont soudainement refait surface. « J’étais à Paris, à la fête de l’Huma. Il faisait chaud et j’ai bu quelques Caïpirinhas alors que j’avais pris des antidépresseurs ». Black out. Solange a été victime, sans prévenir, d’une crise psychotique obsessionnelle. Il a fallu qu’elle apprenne à gérer cette maladie. « C’était comme le contrecoup de tout ce que j’avais vécu pendant mon enfance. Tout était encore là, à l’intérieur. » Comme elle l’a toujours fait jusqu’ici, elle a affronté avec force et détermination cette épreuve.

Malgré les difficultés, je sens que Solange est une femme qui aime la vie et elle me raconte comment elle a aussi su en tirer le meilleur parti. « En 2010, l’année de mes 40 ans, j’ai remporté un voyage à Berlin. C’est là-bas que j’ai gravé dans mon esprit le meilleur souvenir de ma vie ; une vue imprenable de Berlin. Je suis montée au sommet de l’emblématique Tour de télé de Berlin », le plus haut édifice accueillant du public d’Europe, située sur l’Alexander Platz. « Cette vue plongeante sur la ville, devant mes yeux, était un moment extraordinaire. Je suis tombée amoureuse de Berlin. J’y suis retournée deux fois. »

AU CRÉPUSCULE

« Aujourd’hui, je suis en bons termes avec ma mère. Elle m’épaule, elle est là, présente pour moi dans cette épreuve difficile. »

En août 2019, un médecin diagnostique chez Solange un cancer grave, « c’est ma colère ». Incurable, c’est lui qui l’a conduite sur le lit d’hôpital où j’ai fait sa connaissance.

Nous avons discuté pendant 2h30. Je suis partie en pensant la revoir le lundi suivant. Le temps était compté, j’ignorais à quel point. Le confinement du 17 mars 2020 a été annoncé pour freiner l’épidémie de Covid et je n’ai plus été autorisée à me rendre à l’hôpital. Je ne l’ai jamais revue.

J’aurais aimé pouvoir lui poser plus de questions, pouvoir approfondir les histoires qu’elle a bien voulu partager avec moi, entrer davantage dans les détails même si ce récit n’aurait plus donné lieu à un article mais à un roman. J’espère avoir retranscris, aussi fidèlement que possible, ses propos, recueillis sur le vif sans carnet ni stylo. Techniquement, je n’étais pas là pour ça.

Solange, femme sensible, sincère, dont l’opiniâtreté et la force de cœur forçaient justement le respect, a rejoint un monde meilleur le 28 avril 2020 à seulement 49 ans.

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